mercredi 17 juillet 2013

Pour un indice de langue d'usage public (ILUP) rigoureux et clair



Réplique à Paul Béland

Christian Roy
Historien

Bulletin d’histoire politique, 11-2, hiver 2003, p. 171-175

Reproduit avec l’amicale autorisation de l’éditeur





Dans nos commentaires [1] sur l’«indice de langue d'usage public» (ILUP) conçu et mesuré par Paul Béland [2], nous avons principalement soulevé des doutes, posé quelques questions et suggéré des moyens pour donner à cet indice un peu plus de transparence. Hélas, à la lecture de la réponse qui nous a été faite [3], force est d’admettre que nous n’avons pas eu le succès escompté. Manifestement, l’auteur de l’ILUP a choisi d’emprunter quelques faux-fuyants ou, plus simplement, de s’esquiver.

Nous expliciterons ici quelques aspects abordés dans nos premières remarques, pour commenter ensuite les arrières pensées que Béland attribue à Charles Castonguay, Daniel Monnier et Jean Marcel [4] ainsi qu’à nous-mêmes.

Rigueur, cohérence, clarté

Ravalant nos commentaires à de simples questions techniques, Béland s’est esquivé sur la nécessité de présenter deux indices distincts. Il rappelle que chez les travailleurs, «trois activités publiques, dont le travail» [5], suffisaient au calcul de l’indice, tandis que pour les personnes qui ne travaillent pas, «l’usage des langues lors de cinq activités publiques» [6] donnait les meilleurs résultats.

Comment deux sous-groupes peuvent-ils conduire à un seul indice, quand l’hôpital et les petits commerces sont les deux seuls domaines communs à tous les répondants de l’enquête? Pourquoi un seul indice alors que les travailleurs ont été classés «francophones» s’ils parlaient français à 85% ou plus, tandis que l’on exigeait une proportion de 95% aux autres répondants [7]?

Au lieu de reconnaître avec ses collaborateurs Paul Bernard et Jean Renaud que l’on aurait pu «essayer d’autres systèmes de calibrages» [8], Béland nous apprend qu’il n’avait «aucune pondération» [9] à faire. Faut-il comprendre que l’usage du français à l’hôpital – milieu que la majorité ne fréquente qu’occa­­­­­­­sion­nellement, voire jamais – a autant d’importance que celui qui a cours dans une semaine de travail de 40 heures? Les 3 044 personnes qui ont répondu à la question sur l’usage des langues dans les associations non professionnelles ont-elles autant d’importance que les 14 084 qui ont donné une réponse relativement à la langue parlée dans les petits commerces [10]?

Nous avons fait mieux qu’«insinuer  [que Béland a] délibérément sous-estimé le pourcentage de bilingues» [11]. En effet, nous nous sommes franchement opposé à la répartition de ces personnes parmi les unilingues français et anglais [12]. Car il est souvent bien difficile, voire impossible, de déterminer laquelle des deux langues couramment utilisées domine chez les bilin­gues. N’a-t-on pas décrit à profusion le code mixing et le code switching [13] des personnes qui connaissent plus d’une langue? Puisque Béland admet «qu’il y a toujours un certain nombre de cas qui se situent à la limite de deux catégories» [14], pourquoi alors procéder à leur répartition forcée dans des classes réservées aux unilingues?

Pour plus de transparence, et non pour remplacer l’ILUP, nous avons suggéré la création d’une variable synthèse qui aurait donné une meilleure idée du nombre de fois que les personnes interrogées à l’enquête ont mentionné s’exprimer en français [15]. Par exemple, puisque plus de 10 000 répondants ont donné une réponse valide relativement à sept domaines d’activité sur les 12 qui ont été couverts, une variable allant de 0 à 7 pouvait être créée. Bien que Béland ait tourné notre proposition en dérision, lui donnant «le statut d’un bricolage sans validité statistique» [16], nous la maintenons. Qui peut prétendre, sans faux-fuyant, qu’il aurait été inutile de savoir combien de personnes ont déclaré parler le français dans la plupart des domaines? En corollaire, combien de personnes ne s’expri­ment jamais, ou presque jamais, en français? 

Essentiel, exclusion, hérésies

Environ la moitié de la réponse [17] de M. Béland concerne ce qu’il qualifie d’«essentiel, soit du concept de langue d'usage public» [18]. Selon lui, les critiques formulées à ce jour «sont de même ordre: elles font semblant d’être d’ordre méthodologique, alors qu’elles sont le signe de positions théoriques différentes» [19] de la sienne.

En nous reprochant «l’utilisation seule des statistiques sur la langue parlée à la maison» [20], Béland fait une affirmation totalement gratuite sans démonstration ni renvoi aux textes. Puisque le fardeau de la preuve lui appartient, nous n’inverserons pas les rôles. Il suffira de dire combien il serait paradoxal – un euphémisme – de s’imposer une critique fouillée de l’ILUP, alors même que l’on nierait, a priori, sa pertinence et sa faisabilité!

Les intentions cachées que Béland nous prête le mènent au concept d’exclusion. Les études basées sur la langue d'usage à la maison livreraient, selon lui, «un message d’exclusion [… aux] allophones […] qui parlent leur langue maternelle à la maison» [21], mais qui pourraient parler le français en public. Incapable, là aussi, de donner des références précises, Paul Béland quitte la science pour sombrer dans une fiction de très mauvais goût [22]. Or, des témoignages authentiques contredisent son imagination, tel celui d’une immigrante rapidement assimilée et fière d’avoir élevé ses enfants en français [23].

Le concept d’exclusion galvaudé [24] par Béland se retourne d’ailleurs contre lui. En effet, l’ILUP exclut à son tour de la société québécoise toute personne qui ne fait pas sa vie publique en français, dont 62% d’Anglo-Québécois [25] se prévalant de leur droit de vivre en anglais [26]. Pour aider Béland a surmonter ses scrupules, nous lui suggérons de remplacer son indice par la proportion des personnes capables de parler français. Ainsi, en considérant le Québec francophone à 94%, on ne laisserait de côté, au dire de Gérard Bouchard, que des personnes qui se sont exclues elles-mêmes par leur refus d’apprendre le français [27].

Enfin, Béland termine sa réponse en jouant les vierges offensées. On s’attaquerait à lui, semble-t-il, pour avoir «énoncé dans  [son] rapport de recherche trois hérésies» [28]. Factices, ces hérésies sont plutôt des énoncés que nous reformulons en nos propres termes:

1) l’état global d’une langue ne peut être ramené à une seule dimension, notamment à la langue habituellement parlée à la maison;
2) au Québec, ne considérer que la langue du domicile sous-estime l’importance du français dans la vie publique;
3) toute personne, même un touriste ou un étudiant étranger, qui fait publiquement usage du français au Québec, contribue à son essor, peu importe sa langue maternelle ou sa langue d’usage privé.

On admettra sans difficulté que reconnaître ces trois assertions ne devrait nullement conduire à un quelconque martyrologue du français au Québec.

NOTES ET RÉFÉRENCES 
[1] Christian Roy, «L’usage des langues dans la sphère publique au Québec. L’indice du Conseil de la langue française est-il crédible?», Bulletin d’histoire politique, vol. 10, n° 1, automne 2001, p. 151-160.
[2] Paul Béland, Le français langue d'usage public au Québec en 1997. Rapport de recherche, Québec, Conseil de la langue française, 1999, 123 p.
[3] Paul Béland, «Réponse à M. Christian Roy», Bulletin d’histoire politique, vol. 11, n° 1, automne 2002, p. 139-143.
[4] Nous avons donné les références aux trois premiers critiques de l’ILUP dans notre texte précédent : Christian Roy, loc. cit., p. 158, notes 6, 7 et 8.
[5] Paul Béland, loc. cit., p. 141; outre la langue de travail, on n’a retenu que la langue d’usage à l’hôpital et dans les petits commerces.
[6] Ibid., p. 141; il s’agit de la langue parlée à la banque, à l’hôpital, dans les petits commerces, au centre commercial et dans des associations non professionnelles.
[7] Paul Béland, op. cit., p. 106-107.
[8] Paul Bernard et Jean Renaud, «Langue d'usage public: L’ILUP, une mesure indispensable», Le Devoir, 19 octobre 1999.
[9] Paul Béland, loc. cit., p. 141.
[10] Paul Béland, op. cit., p. 19; comme il faut une réponse valide à toutes les questions entrant dans le calcul de la «régression logistique» – fondement de l’ILUP –, force est de conclure que l’indice ne repose que sur 12% des répondants faisant partie de l’échantillon initial de 25 000 personnes.
[11] Paul Béland, loc. cit., p. 142.
[12] Christian Roy, loc. cit., p. 155.
[13] Voir par exemple: Abdelouahed Mabrour, «Alternance des codes ...» [L’alternance codique arabe/français : emplois et fonctions].
[14] Paul Béland, loc. cit., p. 141.
[15] Christian Roy, loc. cit., p. 156; notre suggestion relève de la statistique descriptive que Béland semble mépriser au profit des statistiques inductives complexes.
[16] Paul Béland, loc. cit., p. 142.
[17] Il s’agit des six premiers paragraphes (ibid., 139-141) et des deux derniers (ibid., 142-143), soit la moitié des 16 paragraphes de l’article.
[18] Ibid., p. 139.
[19] Ibid., p. 139.
[20] Ibid., p. 140; nous soulignons.
[21] Ibid., p. 140.
[22] Citons Paul Béland au texte: «Il serait très étonnant que les allophones interprètent comme un message d’ouverture [sic] un discours [sic] qui leur dit: ‘Nous [les francophones] vous acceptons [sic] à conditions [sic] que vous abandonniez [sic] dans votre vie privée [sic] les manifestations les plus normales [sic] de votre identité linguistique personnelle [sic]’»; Ibid., p. 140.
[23] «Mes enfants ne seront pas des immigrants, il suffit que moi je l’aie été. Ils ne seront pas un peu d’ici, un peu de là-bas, mais des Québécois de langue française à part entière»; voir: Jean-Marc Léger, «Faire échec à Babel», L’Action Nationale, vol. LXXXVIII, n° 5, mai 1998, p. 22.
[24] L’exclusion sociale chère à Alain Touraine a lieu dans la vie réelle de tous les jours. Le type d’exclusion dont parle Béland est de nature virtuelle, car il s’agit d’une exclusion sur papier.
[25] Paul Béland, op. cit., p. 50.
[26] Le fait d’en «exclure» un moins grand nombre ne change rien au principe avancé par Béland.
[27] Gérard Bouchard, «Une francophonie nord-américaine», Le Devoir, 7 mai 1998.
[28] Paul Béland, loc. cit., p. 143.